Xavier:
C'est notre première rencontre de la moyenne pensée. Le thème
choisi est : le travail.
Jacques:
Pourquoi "moyenne"? Jocelyne, c'est toi qui a proposé "moyenne"?
Xavier:
C'est par humilité…
Jacques:
L'humble pensée , ce serait clair.
Xavier:
On a un nouveau titre, Jocelyne!
Jocelyne:
Le concept d'humilité, dans notre société, j'en vois
vraiment pas le but… En fait, il y a deux aspects dans cet intitulé.
Tu peux effectivement y voir de l'humilité, il s'agit de penser
comme les grands, mais sans la prise de tête. Et puis, d'un autre
côté, que nous nous exprimions sur nous-mêmes quoi!
Le côté passerelle, le moyen, c'est plutôt là
que je voyais vraiment le truc!
Véronique:
Bon, je vous laisse…
Xavier:
Véronique, tu es invitée!
Jocelyne:
On n'a encore rien enregistré…
Jacques:
Il fait vraiment froid aux chiottes.
Jocelyne:
C'est pas seulement la moyenne pensée, c'est la pensée discontinue.
Jacques:
Toute forme de pensée est discontinue.
Xavier:
La pensée est chaotique, mais là on rentrerait dans l'inconnu.
Jocelyne:
Tiens, explique-moi la pensée discontinue? Le discours est linéaire,
mais la pensée serait discontinue.
Jacques:
Si tu examines la structure de ta propre pensée, tout le monde a
la même structure a priori, ce sont des vagues. Des vagues qui reviennent
avec une certaine régularité. Il n'y a pas de continuité.
La continuité, tu vas la trouver sur de longs cycles.
Xavier:
Comme un truc qui serait connu, prévisible. Or, la pensée
est totalement imprévisible. La schizophrénie, c'est le summum
de la pensée imprévisible. Le schizophrène est là,
et tout un coup le type commence à partir dans un delirium, tout
à fait cohérent, mais décalé cent pour cent.
Jocelyne:
Bon, donc la rencontre de ce soir porte sur le travail…
Jacques:
Qu'est-ce que le travail?
Xavier:
Sur quelle problématique allons-nous réfléchir?
Véronique:
Vas-y, Xavier, tu mènes le débat!
Xavier:
Je suggère seulement… Quelles sont les nouvelles formes de travail
que l'on peut imaginer aujourd'hui en France en 1994 sous le gouvernement
du grand-bouffi?
Véronique:
Il faut définir le travail.
Jocelyne:
Quelles sont les anciennes formes que l'on doit abandonner?
Xavier:
Tout d'abord, quelle est la forme actuelle?
Véronique:
Quelle est la nouvelle définition?
Jacques:
Quand est-ce qu'est apparu le travail rémunéré et
pourquoi? Dans quelles conditions historiques?
Jocelyne:
Pour ça, l'Histoire peut être instructive.
Jacques:
L'aspect historique, parce qu'autrefois, quand on mettait quelqu'un au
travail, ça voulait dire qu'on le mettait sur un chevalet et qu'on
le découpait en petits morceaux.
Jocelyne:
Ah, c'était ça!
Jacques:
L'étymologie, c'était ça.
Jocelyne:
Tripailler!
Xavier:
Tripalium.
Jacques:
Tripadium.
Xavier:
Non, tripalium. Je t'assure!
Véronique:
Tu m'amuses.
Jacques:
Donc, c'était un supplice, et c'est devenu le travail. Ca a commencé
lorsqu'un patron àa mis quelqu'un à un poste en lui disant,
il faut donner le maximum de ce que tu as dans les tripes.
Véronique:
A un poste?
Jacques:
Sur un poste de travail, autrefois on le mettait sur une machine à
tisser ou un truc comme ça. Dès qu'on a commencé à
faire sortir le sens sacré…
Xavier:
Ca a un autre sens, aussi. Le travail, ce sont les couches.
Véronique:
Les couches?
Jocelyne:
Oui, le travail d'accouchement.
Véronique:
Ah oui, les couches, en maternité. Tu veux dire, les couches. Mais
qu'est-ce que tu racontes. Le travail c'est pas les couches, c'est l'accouchement,
on entre en salle de travail.
Jocelyne:
Ce qu'il y a d'intéressant, c'est que ça a un côté
très ventral!
Jacques:
Oui, il faut sortir les tripes.
Véronique:
Le travail, c'est la douleur. LA salle de travail, c'est une salle de douleur.
Jocelyne:
Il y a aussi de la transformation. Les tripes, c'est le lieu de la digestion.
Véronique:
L'intervention de Véronique est intéresssante, car n'y a-t-il
finalement de travail que douloureux, c'est bien ça le problème.
A mon avis: oui!
Jocelyne:
Absolument.
Xavier:
Attends, parce que c'est récent, ce mot travail. Avant on parlait
de labeur. L'artisan est au labeur, l'artisan n'est pas au travail. C'est
l'ouvrier, qui est au travail.
Jacques
Ce concept a débarqué, quand on a pris l'artisan et qu'on
lui a demandé de faire des objets en série.
Xavier:
Quand on l'a mis à l'usine.
Jacques:
Son travail ne le reliait plus.
Xavier:
Son labeur ne le reliait plus à une chose.
Jocelyne:
A une œuvre!
Jacques:
Exactement. Parce que chaque chose qu'un artisan créait c'était
une œuvre.
Véronique:
Dans l'œuvre, il y a la notion d'aboutissement.
Jacques:
Corrélé à une connaissance.
Jocelyne:
On y revient maintenant parce que le travail est de nouveau corrélé
avec l'œuvre, en tout cas avec un peu plus d'accomplissement, parce qu'on
est sur un passage qui change., alors tout le monde n'a pas un bon travail.
Parce que tu as des fonctions, tu as un métier, tu as du travail:
c'est jamais la même chose…
Véronique:
En tout, il y a un truc qu'est sûr, il y a de plus en plus de gens
maintenant qui disent: on a du travail. On a du travail, sous-entendu:
et les autres n'en n'ont pas.
Xavier:
Puisqu'on est dans la sémantique, là… Pourquoi est-ce qu'on
utilise le possessif, pourquoi dit-on: on a du travail? Pourquoi ne le
verbe avoir? Pourquoi est-ce qu'on n'est pas son travail? C'est un truc
qui m'épates. A travers le travail normalement on devrait être.
Véronique:
Il y a une valorisation.
Xavier:
Une valorisation de l'être. Tu te projettes dans ton œuvre. Le travail
c'est un truc que tu es.
Jocelyne:
Non, attends. Ca c'est typique à la France. Si tu veux, on un des
rares pays à avoir inscrit dans notre constitution le droit au travail.
Ce droit, c'est avoir du travail, tu n'es pas un droit. Le travail, comme
c'est machiné, c'est pas une transition. C'est typique. Dans les
pays anglo-saxons, je ne crois que ce soit comme ça.
Véronique:
Y a un truc qu'est drôle dans tout ça. Les gens, ils vont
plus dire ce qu'ils font. A la limite, ça n'a plus d'importance.
Jocelyne:
J'ai ou j'ai pas. Je suis dans le faire, dans le travail. Ou je n'y suis
pas.
Véronique:
Oui, et maintenant tu ne définis même plus ton boulot, ça
n'a pas d'intérêt.
Jocelyne:
Et maintenant les mômes, ils t'entendent et ils disent lorsqu'ils
vont à l'école comme Delphine, je vais au travail.
Véronique:
Emilie aussi, le dir. Et Matthieu également.
Xavier:
Je vais à l'école, je vais à l'usine. C'est réglé
comme du papier à musique.
Jocelyne:
Il y a une dissociation, il y a le temps où tu es au travail et
le temps où tu es autre chose.
Xavier:
Tu dis: je fais du sport, je fais mes courses, je vais au dentiste ou je
vais chez le boulanger. Tu dis aussi bien: je vais au bureau. Y a pas d'appartenance,
malgré tout.
Jacques:
Ce qu'il faut voir aussi, quand le travail était organisé
en corporations, on appartenait à une guilde, plus qu'à un
métier.
Xavier:
Maintenant tu dis que tu "appartiens" à telle ou telle entreprise.
Et il y a comme une mystique autour de cette appartenance. C'est quelque
chose que j'ai découvert récemment à R. F.. Il y a
l'entreprise dispensatrice de pouvoir d'achat, de richesses, et puis l'entreprise
dispensatrice de statut social, ou de culture aussi, parce que quand tu
appartiens à une entreprise qui a une vocation culturelle, tu participes
à la mission de l'entreprise et il y a vraiment un aspect mystique,
il y a une religion, des gens qui ne vivent que par et pour l'entreprise.
Beaucoup les femmes d'ailleurs.
Jacques:
Parce qu'il y a une demande. Quand tu appartenais à une corporation,
il y avait une règle propre à la corporation. Il y avait
une culture, il y avait une caisse de solidarité. L'entreprise créait
du lien social.
Jocelyne:
Je crois moi, que c'est différent. Quand je vous entends parler,
je crois qu'on ne travaillait plus soit avec nos mains, soit avec nos têtes
sur ce qu'on allait faire. Donc on avait une relation directe avec ce qu'on
faisait. Maintenant on est beaucoup plus avec des trous d'air. Contrairement
à ce qu'on voudrait nous faire croire, on est très loin de
notre travail, au sens traditionnel du mot, le machin des mains, la relation
à la main, il y a quelque chose qui va apporter une utilité,
c'est vachement plus dur à capter et en même temps, on a besoin
de toutes les tâches, parce que sinon tu auras très peu de
travail qui s'appuierait sur quelques individus et ce serait très
lourd, déjà maintenant c'est une super tension, si tu prenais
un peu plus de temps, si tu pouvais dispatcher ça autrement, il
y aurait du travail. Si nous n'étions pas dans ce truc de l'efficacité,
mais en même temps, l'efficacité nous a fait monter vers des
niveaux de complexité. On est à la fin de l'ère de
l'efficacité, à mon avis. On ne tient plus avec l'efficacité,
c'est sur la corde raide maintenant. Ca revient à ce que tu dis,
c'est ce lieu concret qui est paumé et dans ce lieu, il y actuellement
d'effets pervers, mais c'est énorme, les effets pervers. Ton sens
est soumis à d'autres individus., je n'ose même as parler
d'accomplissement. Tu vois par exemple, moi, j'aime travailler, c'est un
truc qui me plaît, pas forcément pour une consécration
sociale. Il y a une partie qui est ma propre désaliénation
par rapport à une image que j'ai de moi-même et alors je m'en
fous si on me dit que je suis super aliénée par rapport à
un autre truc, qu'importe à partir du moment où j'y trouve
un bénéfice et que dedans, il y a un réel plaisir.
Attendre le moment où je vais être dans un déplaisir
tel, je passe à autre chose.
Xavier:
Qu'est-ce que c'est la désaliénation que tu trouves dans
le travail, parce que ça c'est un truc que je n'ai pas encore compris.
Jocelyne:
Je suis contente de faire des trucs qui sont pas forcément des trucs
liés à mes mains. Alors pour le moment, ça me plaît
mon travail parce que je suis entre. Entre quelque chose qui est une réalisation
complète où il y aurait de l'expression et l'abandon de choses
traditionnelles que je connaissais bien et qui me rassurent, mais dans
lesquelles mon expression est très limitée.
Jacques
Est-ce que le temps du travail, tu le relies à quelque chose ? Ca
te connecte à quelque chose d'autre?
Jocelyne:
Ouais, je sais pas. Ca me relie un peu à l'Histoire humaine, à
ma propre histoire.
Xavier:
Ce qui fait sens dans ton travail, c'est que ça se passe dans une
continuité qui est toi. Ce n'est pas quelque chose qui t'es imposée
par un ordre social.
Jocelyne:
Si, dans la mesure où je fais ça et pas autre chose. Avant
j'ai fait des métiers vachement plus manuels, vachement plus simples.
Xavier:
Mais dans la désaliénation, la recherche de désaliénation
que te procure le travail, y a-t-il une part de contrainte?
Jocelyne:
Bien sûr, je ne nie absolument pas cet aspect là, et même
je dirais qu'il y a plus de contrainte qu'avant. Parce qu'avant il y avait
de fausses contraintes qui étaient liées à des machins
que je n'avaient pas envie de dépasser mais qui me faisaient pas
plaisir. Il y avait de l'insatisfaction mais pas de contraintes. Tandis
que là il y a de l'insatisfaction et de la contrainte. C'est-à-dire
que les rencontres, des machins qui te limitent. D'une manière vachement
plus claire, ce n'est pas de l'insatisfaction.
Xavier:
C'est toujours extérieur?
Jocelyne:
Ah non, c'est aussi intérieur. Tu butes contre toi, aussi. Plus
tut te lances hors d'un travail cadré et que tu fondes, tu te confrontes
avec des trucs traditionnels. Tu vas te retrouver coincé par toi-même.
Ce sont tes propres trucs à toi qui sont là.
Jacques:
Il faut voir une chose, c'est que pendant très longtemps, le travail
était relié à quelque chose de sacré.
Xavier:
Du temps où l'on parlait de labeur.
Jacques:
Il est impossible de revenir en arrière.
Xavier:
Ca n'est plus la pensée discontinue. C'est la pensée désintégrée.
Dieu n'est plus dans le travail, mais quand Dieu était dans le labeur,
c'était dans le sens d'une malédiction.
Jacques:
Ah non, non! Pas du tout! C'est dans le sens d'un lien…
Véronique:
Il n'y avait pas la même notion de profit.
Jacques:
Celui qui ne travaillait pas était un mécréant.
Jocelyne:
Après, ce sont les moyens d'échange liés au travail.
C'est la valeur du travail, là on parle d'autre chose.
Jacques:
Pendant très longtemps, le travail a été considéré
comme établissant un lien concret non pas avec la matière,
mais avec la divinité.
Jocelyne:
Pour moi, le travail est très alchimique. A l'intérieur du
travail, tu transformes, tu transformes plein de choses. Mais il y a un
autre truc, si tu veux. Considère la période des aristocrates.
Ces gens-là ne travaillaient pas, bon dieu.
Xavier:
Mais les citoyens des cités démocratiques grecques non plus,
ne travaillaient pas.
Jocelyne:
Pour globaliser, disons que les élites se sont toujours débrouillées
pour sortir du travail.
Xavier:
Aujourd'hui encore!
Jocelyne:
Mais elles ne sont pas forcément restées dans l'intelligence.
Jacques:
Donc tout le monde ne travaille pas!
Véronique:
Loin de là.
Xavier:
Et les femmes? L'esclavage des femmes date de quand?
Jacques:
En même temps que le travail est arrivé, bien évidemment.
Jocelyne:
Explique…
Xavier:
Quand est-ce qu'elles ont commencé à travailler, à
la maison ou à l'usine.
Jacques:
Ce n'était pas encore l'usine, mais c'était une préparation
à l'usine. Ca s'appelait des ateliers collectifs. Ca a commencé
comme ça. Et on a donné des tâches à faire en
série. Les fabricants de tissu, par exemple, les canuts. Là,
il y avait des femmes, des enfants, toute la famille.
Xavier:
Mais depuis bien avant, l'économie rurale est très souvent
basée sur le travail des femmes.
Jocelyne:
Là vous parlez du travail comme moyen d'insertion dans la société
économique. Attention, moi je ne parlais pas de ça. CA c'est
une problématique moderne. Il y a un vieux démon.
Véronique:
C'est pas branchant, pas du tout.
Jocelyne:
Non, tout au contraire, ça l'est en tant que dynamique, mouvement
vers l'extérieur de soi. C'est une autre forme d'échange,
comme l'amour, l'amitié, il y a une forme de contrainte.
Véronique:
Non, l'effort, l'effort dans le travail, la contrainte, mais même
vers les autres. J'en ai tellement bavé. Entre le travail et le
non-travail, la différence est dans l'effort. Mais maintenant, si
tu parles du travail comme liberté économique et moyen de
te bouger le cul agréablement, ça c'est une autre paire de
manches, c'est proprement catastrophique.
Xavier:
Est-ce que le travail rend indépendant?
Jocelyne:
Non pas du tout, tu es interdépendant. Mais finalement, faut-il
chercher l'indépendance? Ne faudrait-il pas plutôt chercher
l'autonomie?
Xavier:
En tant que femme, que cherches-tu d'abord?
Jocelyne:
Je ne suis pas asservie dans une relation. Je n'ai aucun lien de dépendance
dans une relation familiale ou de couple, mais j'ai une telle dépendance
à assurer ma vie, la vie de ma fille que c'est très piégeant.
J'ai une autonomie parce que je dépends pas de quelqu'un financièrement,
mais j'ai une telle dépendance à moi-même et je fais
dépendre ma fille et pas mal de trucs de mon environnement à
ma personne, que je trouve tout cela par moment catastrophique. C'est grave!
Mais c'est vrai que je ne suis pas dépendante comme l'ont été
ma mère ou ma grand'mère: économiquement. Mais ce
n'est pas ce que j'ai cherché. C'est simplement savoir si je pouvais
faire quelque chose dans cette société. Qu'est-ce que je
pouvais faire? Parce que sinon, mon truc était complètement
autiste. J'ai fait les Beaux Arts, je savais où étais ma
place, depuis l'âge de quatre ans je peignais. Alors tu vois, le
chemin, il était fait et le truc manuel, il était fait aussi.
Ici, on est chez des gens qui sont des peintres et on est tous dans le
même caca. C'est-à-dire qu'à un moment donné,
on est passé dans la société financière, économique
et tout. Et en même temps qu'on a voulu y aller, on n'a pas fait.
Personne n'est resté dans une boîte, on est tous indépendants.
On travaille tous sur des machins différents. La fille chez qui
on est par exemple a publié des bouquins. On essaye de créer
des trucs sans jamais aller jusqu'au fond, nous ne sommes pas des auteurs,
nous ne sommes pas des fondateurs. Nous sommes juste des regards, juste
des expressions, juste des espèces d'interprétations, j'ai
l'impression d'être là, dans une middle-machin. J'ai l'impression
qu'on est des milliers arrivés à notre époque, si
tu veux, on a une intelligence, on a des aspirations, mais la norme talentueuse,
exceptionnelle, elle n'est donnée qu'à quelques individus…
Véronique:
Le travail, c'est un temps occupé, mais c'est aussi un espace occupé.
Jocelyne:
C'est un espace d'expérimentation et un espace de réalisation.
Xavier:
Espace de réalisation, de qui, de quoi?
Jocelyne:
Théoriquement, ça pourrait être de soi, des autres,
parce que c'est interdépendant le travail. Sinon, tu es artiste
ou autiste, c'est pas très loin les deux.
Xavier:
Pourquoi on envisage le travail comme production de quelque chose?
Véronique:
C'est la notion de profit.
Jocelyne:
Derrière la notion de profit, tu as la notion de gestion, et tu
vas t'apercevoir que ce n'est pas du travail dans ce cas-là. C'est
savoir se retirer et jouer des éléments.
Xavier:
Les dates de valeur, par exemple. Parce qu'aujourd'hui l'argent lui aussi
est censé travailler.
Jocelyne:
C'est le travail des autres, là…
Véronique:
C'est pas pondu comme ça..
Jocelyne:
Le travail est né de l'activité mentale des hommes, aussi.
Ou alors, il y a un Dieu, il y a quelque chose de plus, une malédiction.
Est-ce qu'au départ, l'homme est faber, c'est-à-dire qu'il
aime faire, qu'il est donc faisant. Ou est-ce qu'il est obligé de
faire. Tu sais les coercitions, elles sont toujours accrochées sur
un fond, c'est bien ancré en nous, ça accroche sur des machins.
Xavier:
Travailler, est-ce déchoir?
Véronique:
Maintenant, on peut te proposer n'importe quoi, sous prétexte que
c'est dut ravail, tu vas l'accepter. Ca ne va plus.
Jocelyne:
Tu parles d'une généralité. Regarde, nous quatre.
Toi, tu es en train de démissionner de ton job, toi, ça fait
combien d'années que tu ne travailles plus pour d'autres gens, toi
tu travailles pour toi, même si ça t'emmerde, et toi tu travailles
occasionnellement.
Véronique:
Et il a pas travaillé souvent.
Jocelyne:
Tu passes ton temps à échapper à ça. Et moi,
c'est vrai, j'aime pas travailler pour les autres. Je déteste vraiment.
C'est très dur.
Jacques:
Moi, ça m'a toujours était égal le travail, en fait.
Même quand je faisais mes études, j'ai travaillé danss
un hôtel. Et j'ai toujours séparé la connaissance du
travail.
Véronique:
Oui, parce que pour toi, ce sont deux mondes complètement distincts.
Pourquoi? Parce que tu as la possibilité de le faire.
Xavier:
On ne peut pas acquérir de connaissances dans le travail? C'est
ça ce que tu dis?
Jacques:
Tout le savoir ou la connaissance aujourd'hui est dirigé vers l'activité
professionnelle ou le travail, c'est devenu de plus en plus évident.
La connaissance, à l'origine, ce n'est pas du tout ça… Moi
je suis encore dans un mode archaïque de savoir. J'ai fait de l'ethno,
c'est parce que ça se rapprochait le plus de ces anciens savoirs.
Jocelyne:
Ca va le redevenir.
Jacques:
Et que c'est ce qui s'éloignait le plus du travail, peut-être.
Xavier:
Mais tu aurais aussi bien pu trouver du travail dans ce domaine de compétences.
Jacques:
Oui, accessoirement.
Xavier:
Tu peux exercer ce type de métier aujourd'hui en fait par qu'aujourd'hui
on n'en a pas besoin économiquement, l'ethno n'est pas quelque chose
d'indispensable…
Jocelyne:
Chaque fois que j'ai une étude traditionnelle à mener, je
la rate. C'est pas compliqué. En général, je suis
à côté de la plaque. Je me suis aperçue que
ce que j' aimais, c'est chercher. Même si de temps en temps , j'utilise
des machins à la mode et que je me dis après qu'est-ce que
t'as été conne., j'aurais pu faire les trucs tout autrement.
J'ai un réel plaisir depuis que j'en suis là, et chaque fois
qu'il y a un boulot qui est hyper-traditionnel, ou que j'ai déjà
fait, ne serait-ce qu'une fois, oh la la!
Xavier:
La répétition dans le travail, c'est une sacrée névrose.
Pour me motiver, j'en suis à me dire que dans le travail que je
fais aujourd'hui, je ne traite pas d'un mois sur l'autre la même
paie. Objectivement, c'est vrai qu'il y a toujours quelque chose de différent,
à chaque instant presque, il y a quelque chose qui se produit qui
fait que le système est différent le lendemain de ce qu'il
était la veille. Je me dis que ma raison d'être là
, que mon intérêt à être là dans ce système,
c'est de découvrir ce nouveau et de le faire surgir. Mais il y a
des soirs, quand je me couche, où je me demande : qu'est-ce que
j'ai appris aujourd'hui? Et je suis bien obligé de répondre:
zéro! Parce que le travail que j'ai mené, était le
même que celui de la veille. Peut-être que c'est une question
d'individu? Il y a des individus qui vont trouver de la nouveauté
dans un tout petit truc, dans une clé qu'on a réussi à
leur faire passer, alors qu'en fait il n'y a pas vraiment de nouveau.
Jacques:
Il faut aller plus loin, il faut se demander quelle activité, si
tu étais totalement dégagé des contraintes financières,
tu choisirais. Là tu poses la vraie question d'autre chose. Il n'y
a plus de contraintes financières. Du coup, tu aurais, toi, fais
la cuisine, et toi peut-être travaillé les métaux.
Jocelyne:
Ou peut être rien.
Xavier:
Je crois que je serai devenu pêcheur à Grand Rivière,
c'est mon truc en ce moment.
Jocelyne:
En même temps, la contrainte financière m'a amené dans
des domaines que je n'aurai jamais connu qui sont assez marrants. Mais
il faut le prendre comme un voyage, sinon ça te tue. Si tu le prends
comme un voyage c'est assez marrant. Pour vous donner un bon exemple, j'ai
l'impression que la dette que je dois, est une des meilleures histoires
qui me soient arrivées dans la vie. En tout cas, je la prends comme
ça maintenant. Tu peux pas savoir comment, depuis que ce truc m'est
tombé sur le nez, comme mon monde a bougé, comment les choses
sont devenues plus nettes, comment j'ai moins d'angoisse, tu vois ça
a libéré un niveau d'angoisse, tu vois relibère du
plaisir, c'est extraordinaire, ça me donne de la liberté.
Pourtant, j'ai une casserole attachée à la patte, qui est
grosse comme une maison, mais en même temps, quelque part elle est
dégonflé, elle n'est pas de l'argent, elle a été
beaucoup de peur. Elle ne correspond plus à ça. Et puis des
images que j'avais de moi-même ou des choses, ça a tout bougé,
donc ça a redonné du… tu vois, un souffle. Mais il y a eu
une période où tout ça n'était pas passé
de l'autre côté, où ça c'était pas transformé.
Alors là, qu'est-ce que c'était contraignant, qu'est-ce que
c'était malsain, qu'est-ce que c'était pénible.
Xavier:
Aujourd'hui, ça t'oblige à ramener plus d'affaires. Est-ce
qu'à un moment, tu t'es dis, je mets la clé sous le paillasson.
Et puis basta, je retourne faire fonctionnaire et je rembourserai sur vingt
ans?
Jocelyne:
Non, non, j'ai jamais pensé ça. Mon truc c'était pas
de rembourser sur vingt ans. Mon truc c'était de quitter carrément
ce que je faisais. Je peux pas mettre la clé sous le paillasson,
je peux pas, j'en mourrai.. j'invente une maladie, et je meurs. Mais j'ai
Delphine et je ne peux pas mourir. Mon truc, ça a été,
je me mets en faillite personnelle et mon identité, j'en ai rien
à secouer, je la refais ailleurs, puisque c'est notre identité
qui nous tient beaucoup ici. Et donc j'ai calculé avec le comptable.
Du coup quand j'ai commencé à parler comme ça et bien
je me suis aperçue que je ne tenais pas fondamentalement à
mon identité. Je ne tiens à mon identité que quand
elle ne me met pas dans des relations mortelles, vis-à-vis de moi-même.
Mais si j'ai l'impression que je vais rentrer dans un machin mortifère,
je me tire, j'ai pas d'autre solution, je me suis toujours tirée,
et puis j'en ai rien à foutre. La valeur que l'on va m'attribuer
n'a plus aucune espèce d'importance. Tu sais, je suis allée
voir le fisc, je leur ai dit: j'ai jamais payé d'impôt. Ils
m'ont demandé: vous avez gagné de l'argent? Je leur ai dit:
oui! Ils m'ont dit: vous pouvez reconstituer? Je leur ai dit: non! Ils
m'ont dit: tirez-vous, on veut pas vous voir! Tu vois, c'est une vieille
histoire, que je traîne. L'argent, c'est un machin, comme de la sculpture,
comme de la terre, c'st un matériel. Ca fait très peur, les
gens le savent, les gens le sentent. Je suis accrochée et en même
temps, je suis pas accrochée. C'est un truc bizarre. Moi, ce qui
m'importe dans la vie, c'est de pas mourir à un moment, que… Tu
vois, j'ai une grosse clé, j'ai un gros machin vis-à-vis
de ça, de l'argent.
Xavier:
Je suis sûr qu'on se tire d'un boulot, on s'en extrait, on s'en détache
quand le moi est vraiment en dager.
Jocelyne:
J'ai jamais supporté le travail salarié, c'est une catastrophe.
Xavier:
Quand le système te gratifie plus de la façon que tu veux,
à hauteur de ta demande…
Jocelyne:
…quand tu peux plus te ressourcer, tu deviens fou. Tu sais, quand il m'est
arrivé ce problème, j'étais en train de devenir folle
parce que je m'étais mise dans un piège, j'avais pas vu mes
propres limites, je les avais pas vues, c'était terrible. Je me
disais: je vais créer du travail, je vais donner du travail aux
autres, je vais être le chef, ah putain, le piège-à-cons.
C'est un truc que j'ai pas supporté, je savais gérer les
relations humaines à ce moment-là. C'est une vraie souffrance,
et cet accident de parcours finalement est plus salvateur qu'une grosse
affaire qui aurait fait démarrer le truc, mais pour laquelle, dessous,
les problèmes auraient jamais été vraiment levés,
mais un jour ou l'autre, ils se seraient présentés. Ils se
présentent quand la barre est plus haute, ben dis donc, ça
fait très mal… Je ne supporte pas d'être salariée,
je ne supporte pas d'avoir de l'argent régulièrement, je
ne sais vivre que comme ça de toute façon. Je sais pas vivre
autrement. Tu me mets un salaire tous les mois, aarrgh.
Xavier:
C'est l'ennui total! Et Jacques, toi, pourquoi t'es-tu tiré de tes
boulots?
Jacques:
Pour les mêmes raisons. J'ai fait peut-être une quinzaine de
boulot différents. Y'en a qui n'ont vraiment pas duré longtemps,
y'en a qui étaient complètement nuls. Ca avait commencé
à Rapid'Ouest.
Xavier:
Moi, les boulots nuls, j'ai commencé en cueillant le tabac. J'en
ai eu marre au bout de deux jours, je me suis tiré, ça me
faisait chier. C'était du labeur, tu vois, le truc pénible,
la sueur qui te collait la chemise.
Jocelyne:
Le premier boulot que j'ai fait, c'était soudeuse en usine. Je soudais
des grilles, à l'arc. Au début, ils m'avaient mise à
la soudure électrique. Moi, je faisais les Beaux-Arts, en sculpture,
et je voulais absolument souder à l'arc et le seul moyen pour apprendre
à souder à l'arc, c'était d'aller bosser en usine,
oh, putain. Alors ils voulaient pas me donner la soudure à l'usine,
mais mon oncle était délégué du personnel et
je suis d'une famille communiste, cellule, et tout, le chef d'atelier dit
non, non, vous êtes trop jeune. J'ai fait le contraire, je suis allée
voir mon oncle, je suis allée voir les gens de la cellule, ils m'ont
dit: ah, oui, mais le règlement, je leur ai dit: je veux faire ça
pour mes études. Pas de problème, ils m'ont dit. Le mec a
été obligé de plier. C'était une anecdote.
Quatorze heures par jour à six francs de l'heures, je savais que
je n'y resterai pas. Ca n'a rien à voir le travail, quand on sait
qu'on y restera jamais. Je sais je peux te le dire, je suis d'une famille
pauvre, mes grands-parents étaient pauvres, des émigrés,
des gens qui venaient de la terre et qui sont partis avec rien du tout,
et quand ils sont arrivés ici, c'était l'usine, il n'y avait
pas autre chose. Tous mes oncles, maintenant, ils ont de petites affaires,
mais ils ont tous commencé à l'usine, et là c'est
terrible de te dire que tu vas y rester, ou que tu peux pas t'en échapper
comme ça culturellement.
Xavier:
Quand tu nais à la terre, tu sais que tu travailleras à la
terre et que tu mourras à la terre.
Jacques:
Tu peux pas vraiment comparer…
Xavier:
Quand tu travailles en usine, tu te dis… justement il est là l'attrape-couillons!
Tu te dis: je peux changer d'employeur quand je veux, et c'est vrai. Mais
je perds la relation à la chose qui me fait vivre et qui me donne
un statut social, aussi minable soit-il
Jocelyne:
Je suis d'une famille communiste, et ils pensaient que l'appareil de production,
c'était le mot, que l'appareil de production, ça leur appartenait.
Non pas dans le sens de la propriété du code civil, mais
ils avaient un droit de regard, ils avaient le droit d'être associés,
ils le faisaient marcher, donc à partir de là, c'est aussi
attachant que la terre, c'était leur patrimoine. Mon grand père
était forgeron, il était forgeron en usine. C'était
un très bon forgeron, et son travail en usine et un travail à
la terre, il y avait le même attachement.
Xavier:
Est-ce que l'efficacité dont tu parlais tout à l'heure, ce
n'est pas la possibilité de substituer n'importe quel bonhomme sur
un poste de travail à partir du moment où sa tâche
est définie.
Jocelyne:
C'est une efficacité de merde!
Xavier:
Mais c'est bien cette efficacité qui existe, non?
Jocelyne:
Elle existe de moins en moins. Ce dont on a eu besoin, c'est de faire monter
des activités et des trucs qui ont perturbé ça, parce
que sinon…Là où c'est encore le cas, c'est quand on veut
que l'homme soit mécanique quand on veut qu'il acquiert de tels
automatismes, mais au bout d'un moment, les entreprises ont été
prises à leurs propres pièges. Elles mêmes ont dû
abandonner les automatismes qu'elles avaient mises en place, elles avaient
bloqué les gens dans des procédures qui ne pouvaient plus
bouger et que les gens ne comprenaient plus. C'est un redoutable piège,
c'est comme des esclaves.
Jacques:
Le travail, c'est un conditionnement. Même si tu ne travailles pas
d'ailleurs, on t'y conditionne quand même. Regarde des gens qui se
retrouvent. Le mec qui est aux Assedic, il faut qu'il ait le rythme de
quelqu'un qui travaille. Sinon il se retrouve à la rue, y a pas
de problème.
Jocelyne:
Ca ne va durer qu'un temps. LE temps que l'on passe à une autre
gestion du temps, justement.. Mais peut-être que c'est un peu plus
qu'un problème de gestion du temps. C'est tout simplement que l'on
n'a rien derrière. On sait pas où on va et ça fout
la trouille à tout le monde.
Jacques:
Je crois que c'est la gestion du sens qui nous manque.
Xavier:
Oui, je crois que c'est d'avoir trouvé un sens, qui nous manque.
Trouver un sens à ce que nous faisons , parce que dans notre travail
nous sommes dans le non-sens. Nous faisons des choses tellement immatérielles
et éphémères.
Jacques:
Sous un angle anthropologique, dans mon expérience du Népal,
je suis allé chez Govinda un jour de fête. Ce qui m'a frappé,
c'est qu'il y avait une pièce dans laquelle il avait mis les outils
de travail. Et ils leur faisaient des offrandes.
Xavier:
Des outils qui ne sont plus utilisés aujourd'hui?
Jacques:
Pratiquement plus, à part la grand-mère de temps en temps.
Ces outils rappelaient qu'ils avaient été agriculteurs. Ces
outils représentaient leurs ancêtres, ça reliait tous
les membres de la famille à leurs racines. Le travail dans cette
société là, c'est quelque chose qui les relie au passé,
à la fois à leur histoire personnelle et à leur histoire
collective, de la famille, des ancêtres fondateurs, à un temps
mythique.
Jocelyne:
Ils ont des formes de travail moins perturbées que les nôtres,
plus dures mais aussi plus traditionnelles.
Jacques:
Tout le monde sacrifie sur son outil de travail. Un chauffeur par exemple
sacrifie un bélier sur son bus ou sur son camion. Et toutes les
corporations font la même chose.
Jocelyne:
Nous, ce qui déconne, c'est pas seulement la gestion du sens. C'est
qu'en fait le travail, ça a pris tout le temps et tout le sens.
Le sens, c'est un composite, qui est constamment en train de bouger, qui
est vachement malléable, et ce putain de travail, on en a fait un
truc qu'est pas malléable du tout, qui est beaucoup trop limité,
parce qu'on manque de fenêtre, d'ouverture, de porte. Elle vient
de là notre efficacité morbide!