Rencontre sur le Rien


Xavier : Aujourd’hui, nous parlons du rien.
Jocelyne : De toute façon, il n’y a rien à dire. Le principe est de réfléchir sur une notion, avec nos petites antennes. C’est la moyenne pensée, on a le droit de penser comme les grands.
Pierre : De petites antennes comme les cafards?
Jocelyne : De quoi avait-on parlé la dernière fois ? Du travail.
Xavier : On avait travaillé sur le travail.
Jocelyne : Il y a un an. Une réflexion par an, c’est bien.
Véronique : Jacques, tu avais pris des notes sur le rien ?
Jacques : Non, c’est des souvenirs… J’écrivais au même moment où Xavier était en train de parler
Popi : Boquet … boquet
Jocelyne : Le café est bon !
Xavier : Il a un goût de rien…
Jocelyne : Ah non ! Il a un goût de café. A midi, il avait un goût de rien, voire de flotte.
Véronique : C’était celui du matin
Jacques : Quand on disait : " ça a goût de rien ", ça voulait dire quelque chose. Ca ne voulait pas dire que ça n’avait pas de goût, mais que ça avait goût d’autre chose. A l’époque…
Xavier : A l’époque ? Quelle époque ?
Jocelyne : Ca a goût de quelque chose que l’on n’arrive pas à identifier ?
Jacques : Un arrière-goût de rien.
Xavier : Il y avait du vin qu’avait goût de rien…
Jacques : L’Amontillado !
Xavier : Oui, ou le Cravant-les-Côteaux 70. Un goût de rien ? Non, je ne crois pas quand même ? Il avait un sacré goût.
Pierre : C’est quoi: Cravant les Côteaux ?
Xavier : Chinon, un rouge que le père de Jacques avait mis en bouteilles. Vraiment, un goût de vin.
Jocelyne : Ah oui.
Xavier : Qui a des souvenirs du rien, là ? D’avant quelque chose ? Ou de pendant le quelque chose ? Parce qu’il y a des trous dans le quelque chose. Attends, il y a un gag dans le film " Yellow Submarine ", le seul dont je me souvienne vraiment, quand John Lennon dit " J’ai un demi-trou dans ma poche ". Donc quelqu’un a-t-il un quart de rien, un tout petit rien à faire partager ? Le concept du rien ?
Jocelyne : C’est un sujet sur lequel j’ai vraiment du mal à me brancher.
Jacques : A l’époque où l’on avait commencé à parler du rien, on avait dans les 16/17 ans, sur fond de crise religieuse.
Xavier : Sévère, la crise…
Jocelyne : C’est un concept ?
Jacques : Vraiment ! Un jour, on s’est pris la tête et on a ressorti le rien.
Xavier : Mais le jour où on a sorti le rien, malgré tout on était sous acide, ça a bien aidé.
Jacques : Non, ça n’a pas commencé comme ça…
Jocelyne : Le rien sous acide est-il fragmenté ?
Jacques : Le rien, ce n’est pas du tout le néant. C’est complètement différent.
Pierre : Le rien et le néant sont différents ? C’est quoi la différence, alors ?
Jacques : L’être d’un côté, le néant de l’autre. C’est à dire, l’absence d’être.
Pierre : Et le rien, alors.
Jacques : Le rien n’existe pas en philosophie. Nous l’avons fait surgir.. A l’époque nous ne connaissions pas encore la philosophie orientale.
Xavier : C’était le vide du zen.
Jacques : Maintenant je rapprocherais le rien d’une notion indienne, en sanskrit " shunyata ", c’est-à-dire la vacuité.Ca se traduit par néant, mais c’est complètement faux !
Pierre : C’est un contenant vide de contenu ?
Jacques : Telle que nous avons employé cette notion, c’était la toile de fond de l’univers, une espèce de toile vide. On avait vidé tout. On avait tout vidé et là , on pouvait commencer à projeter quelque chose.
Pierre : C’est un contenant vide qui pouvait appeler un contenu ?
Xavier: Le contenu étant le rêve de Brahmâ.
Jacques: On pouvait commencer à délirer.
Pierre: C’est comme en math, la notion d’ensemble vide.
Popi: Brossi… Brossi… Brossi…
Jocelyne: Est ce que Brossi, elle a le boquet ?
Xavier: Alors, là ça déjante.
Pierre: C’est plus du rien, là, c’est le vide.
Jocelyne: N'empêche, il a compris ce que je lui ai dit. Il cherche dans sa poche. C'est pas brossi, c'est Pierre qui l'a.
Véronique: Jocelyne veut le boquet. Va le donner à Jocelyne.
Poppi: C'est alluté.
Jocelyne: Oui, touche pas, touche pas!
Jacques: C'est une époque où on s'est rendu compte qu'il n'y avait pas de place dans le contexte adulte, dans la société organisée, pour nos délires, notre poésie, pour notre manière d'être. Et à un moment donné, nous nous sommes dit que le rien était une façon de voir les choses. Si tout ça, c'est rien, on fait l'impasse. C'est une manière de dire, on nettoie tout et on regarde ce qu'il y a derrière. On a entrevu ce qu'il y avait derrière et on l'a appelé le rien.Parce qu'il n'y avait rien pour le nommer et que ça se rapprochait de la vérité. C'était une sorte de grand mystère, c'est pour ça qu'on disait, ça a un goût de rien et des trucs comme ça. C'est une sorte de plénitude en même temps.
Jocelyne: Oui, ou une ouverture.
Jacques: C'est la musique de fond de quelque chose, qui n'est pas encore brouillée par une sociabilité.
Xavier: La musique des sphères?
Jocelyne: C'est une absence qui permet et qui appelle quelque chose.
Xavier: Et le rien, nous l'avons rempli par "assurer les probs".
Pierre: Assurer quoi?
Xavier: Les probabilités.
Jacques: Maîtriser, plutôt qu'assurer.
Xavier: Le rien, comme les choses, arrivent de manière aléatoire..
Pierre: Un bruit blanc en physique.
Xavier: Nous montions dans l'autobus sans ticket en se disant: aujourd'hui, j'assure les probabilités. Y aura pas de contrôleur. On était capable de maîtriser ce flux d'événements qui nous venait du rien.
Jocelyne: Moi, quand l'inspecteur fiscal m'est tombé dessus, j'ai pas pu dire que c'était rien. Pourtant c'était une probabilité que j'aurais dû assumer.
Pierre: Le principe même de la probabilité c'est que ça ne te garantit pas de l'événement, qui n'arrive qu'une fois sur un million. Pourquoi n'arrive-t-il pas?
Xavier: La loi des grands nombres. Comme dans "Rosenkrantz et Guildenstern sont morts", où le héros jette une pièce de monnaie cent fois de suite et où elle tombe cent fois de suite du même côté, disons face. Qu'est-ce qui peut lui faire penser finalement que cette pièce va au moins une fois tomber sur l'autre côté, sur pile? Elle peut aussi bien continuer à tomber indéfiniment sur face.
Pierre: Mais au moins une fois elle tombera sur pile
Xavier: Peut-être, mais c'est juste une probabilité justement.
Jocelyne: Je ne pense pas du tout comme ça. A partir du moment où quelque chose se reproduit toujours dans le même sens, ce qui me vient plutôt à l'esprit c'est que ça va s'inverser. Et même je chercherai à ce que ça s'inverse. Jamais de projection sur des choses que je connais et qui sont trop faibles.
Véronique: Et le rien là-dedans?
Jacques: Le rien c'est le lieu où tout est possible.
Xavier : Toutes les probabilités convergent.
Jacques: C'est l'indifférencié. Et après sur cette toile de fond, se rajoute le social, sans arrêt, sans arrêt. Qui crée une impression de densité ?
Jocelyne: Mais en fait ça n'est jamais plein.
Jacques: Ca peut paraître plein, mais pour un adolescent qui cherche sa place dans le monde, je peux dire que ça apparaît comme un mur dense! Alors il faut le casser. Là tu trouves le rien. Tout ça, ce sont des projections. Nous, à un moment, je sais que nous y sommes arrivés dans nos délires et que nous avons commencé à agir sur les choses à travers.
Jocelyne: En peinture, il y a un parcours comme ça. Mais pas un concept comme ça, juste un parcours. Tu le trouves par la lumière. Plus tu travailles la lumière, plus tu rencontres le rien. Plus ça devient quelque chose d'indifférencié… Ca t'échappe… Ca s'ouvre… C'est étonnant…Ca fonctionne vachement bien… Et le plus dur c'est d'arriver à trouver la lumière.
Xavier: En aquarelle, par exemple. Il faut commencer par le plus clair, pour aller vers le plus sombre. C'est ce qu'il y a de plus difficile à obtenir. Et tu peux très bien laisser un maximum de blanc sur le papier pour signifier quelque chose. C'est le rien qui signifie là.
Pierre: Le blanc n'est rien.
Jocelyne: Le "pas-de-couleurs".
Pierre: A l'inverse de cette pub pour un porto: "le pays où le noir est couleur."
Jocelyne: Donc on peut tout faire avec le rien.
Jacques: Bien sûr, un fois que tu es arrivée là
Jocelyne: Alors on passe à la suite: qu'est-ce qu'on fait avec le rien?
Xavier : La notion a ressurgi dans une conversation avec Jocelyne, sous forme de vide, pas de rien.
Jocelyne: La vacuité, mais ça n'exprime pas la même idée. Le vide est plus concret que la vacuité.
Pierre: Le concept de vacuité est plus général.
Jocelyne: Oui mais il est dur à percevoir, tandis que le vide c'est une perception. Et on réfléchit plus avec les perceptions qu'avec des concepts. On les monte après en concepts.
Xavier: Je ne suis même pas sûr que la civilisation ait acceptée l'idée physique du vide. Il manque la moitié de la masse de l'Univers et les astro-physiciens cherche où elle est passée.
Jocelyne: A partir du moment, où on a décidé que l'Univers était en expansion, il faut qu'il soit en expansion vers une potentialité d'expansion, donc le vide.
Xavier: Derrière l'expansion, qu'est-ce qu'il y a?
Jocelyne: Justement l'expansion, c'est une masse finie dans quelque chose d'infini. Il reste le zéro, le vide.
Xavier : L'Univers est lui-même vide.
Jacques: Il y a quand même un postulat de temps.
Jocelyne: Ici, il me semble qu'on ne laisse aucune place au rien. On ne veut pas le laisser apparaître.
Jacques: La notion de "shunyata" dans le bouddisme, est traduite tantôt par vacuité, tantôt par néant. Et nous rapprochons ça de l'être et du non-être, ce qui n'a rien à voir.
Jocelyne: C'est traduit par la négative.
Jacques: L'absence de quelque chose.
Jocelyne: Ca me choque quand tu dis que la vacuité c'est l'absence de quelque chose. Pas forcément.
Jacques: Ca dépend du chemin par lequel tu l'abordes. Ca peut-être l'absence de projections et d'illusions.
Véronique: Le vide n'est pas forcément agréable. Comme la privation sensorielle. Quelqu'un plongé dans le silence, il craque.
Jacques: Si tu mets un thibétian dans les mêmes conditions, il peut tenir.
Jocelyne: Si tu as déjà subi des entretiens psychologiques, oui, c'est le vide. Même pour celi qui intervient, c'est vachement dur.
Jacques: Maintenant, il est possible de parler de ce qui sépare le rien du tout: la "maya".
Xavier: Ce que l'on projette sur le rien, tu l'appelles comment?
Jacques: C'est la substance des choses, la "maya", l'illusion, le mythe de Narada.
Jocelyne: Raconte…
Jacques: Narada, l'ermite, rencontre Brahma. Il lui demande "Donne moi un signe de ta puissance." Alors Brahma l'envoie chercher de l'eau. A la fontaine, Narada rencontre une très belle jeune fille. Il en tombe amoureux. Il se marie et à trois fils. Il oublie sa mission. Après quelques années, une pluie diluvienne tombe, l'eau de la rivière monte. Il prend sa femme et ses enfants et ils s'enfuient . Un de ses enfants est emporté par les flots, il lâche les autres pour le rattraper, mais un autre de ses enfants est lui aussi happé, puis c'est sa femme et lorsqu'il se retrouve avec rien, il pleure et se lamente sur son sort. Brahma lui apparaît, il est revenu à son point de départ, et le dieu lui dit "Alors, Narada, où est l'eau que je t'avais demandé d'aller chercher?." Il se souvient tout à coup, ça faisait des années et des années, croyait-il, qu'il était parti. C'est ça la "maya", ce que tu as construit pendant ce temps-là. C'est l'illusion projetée. C'est une substance de la réalité. Comme une sorte de théâtre.
Jocelyne: ici, ce que l'on ne comprend pas, c'est le terme d'illusion. On lui donne une morale. Il est connoté.
Jacques: Il y a l'idée du juste et du faux. L'illusion, c'est le faux. C'est aussi un délire sur le temps, avec Brahma. Pour Brahma, le temps n'a aucune consistance.
Jocelyne: Depuis est-on parti, et qu'est-ce qu'on a oublié de faire, comme Narada.
Xavier: Tu as oublié par distraction.
Jacques: Il y a une histoire thibétaine également, comme celle de Narada. Tu pars vers le Nord, tu es arrêté par un torrent, tu pars vers l'Est, puis vers le Sud et tu as perdu ton chemin: alors il faut te souvenir.
Jocelyne: Comment font-ils, les Orientaux, pour vivre avec le rien?
Jacques: Le bouddhisme, c'est ça. Petit à petit, enlever les pelures. Ceux qui restent en "tcham" pendant trois ans, sans lumière, sans rien.
Jocelyne: C'est une tautologie, le rien. Pire qu'un concept. Si tu l'acceptes pleinement, dans ce cas-là, il n'y a plus rien à dire. Ou tu le réfutes.
Jacques: Au contraire, il me semble qu'il y a beaucoup à en dire.
Jocelyne: Ici le rien, c'est tout ce qui n'est pas identifié. Donc on l'a en nous quand même. Si des choses que l'on n'arrive pas à identifier, comme quand tu parlais du goût de l'eau.
Jacques: Un ensemble vide, tu peux le combiner avec d'autres ensembles, des ensembles d'ensembles de rien.
Pierre: Non, il n'y a pas d'ensemble d'ensembles vides. Un ensemble d'ensembles, c'est un concept plus évolué: ce sont les ensembles Aleph.
Jacques: Mais il y a bien des ensembles qui se contiennent eux-mêmes?
Xavier: Les ensembles auto-inclusifs. Est-ce qu'un ensemble vide -ou le rien- peut-être un ensemble auto-inclusif?
Pierre: Un ensemble d'ensemble vides, c'est juste un sur-ensemble. 9a n'a aucune réalité intéressante, physique ou statistique.
Jacques: Est-ce que l'on peut mettre tous les ensembles dans un ensembles vides?
Pierre: Non, ça n'est pas possible.
Jacques: Donc la théorie des ensembles n'a rien à voir avec le rien! Le rien est un ensemble de potentialités qui ne sont pas encore actualisées.
Jocelyne: Et tu parles de deux classes différentes. Ca c'est du Palo Alto.
Pierre: Un ensemble d'ensembles, ce n'est plus exactement un ensemble, au sens où on l'entend d'habitude. C'est un ensemble élevé à une puissance.
Jacques: Quels sont les concepts mathématiques dans lesquels on pourrait ranger tous les ensembles?
Pierre: Ce serait un ensemble Aleph, un ensemble puissance deux. C'est un sur-ensemble, ou quelque chose comme ça. Qu'est-ce que l'infini. Considère l'ensemble des entiers et l'ensemble des réels. Ils sont tous les deux infinis, mais celui-ci plus que celui-là.
Xavier: Entre le zéro et l'unité, il y a déjà un infini.
Pierre: Mais y a-t-il vraiment un infini plus infini que les autres?
Jocelyne: Je crois qu'il y a quelque chose que les mathématiques n'arrivent pas à cerner. Les mathématiques ne comprennent pas la poésie.
Pierre: Ce n'est pas une question de comprendre tout ça. C'est une question que ce sont des êtres. Et des constructions de l'esprit humain, ça n'a jamais pensé tout organiser.
Jacques: Je pense au contraire qu'il y a un projet scientifique.
Xavier: Oui, depuis Laplace, au XIXème siècle. C'est là que les mathématiques ont commencé à délirer.
Pierre: Il faut considérer les mathématiques comme un outil.
Jocelyne: Certains en ont fait une vision complète du monde, une explication totale, c'est grave.
Pierre: Ca n'est pas la faute de l'outil: le marteau n'est tout de même pas responsble du fait qu'il ne va pas pouvoir scier l'arbre.
Jocelyne: Dans certains cas, les mathématiques ne sont pas pertinentes.
Pierre: Tu sembles attacher une connotation agressive à ta critique des mathématiques. Ce n'est jamais qu'une création de l'esprit humain, c'est de la merde. C'est un outil, juste comme un marteau. Ou comme une scie.
Jacques: C'est tout à fait comme ça que je conçois les mathématiques.
Xavier: La philosophie est encore moins responsable du fait qu'elle ne puisse pas scier la branche plutôt que le marteau. Ceci pour dire: y a-t-il des outils plus responsables que d'autres?
Pierre: Non, bien sûr. Plus adaptés. Responsables pour un outil, ça ne veut rien dire.
Jocelyne: On va finir sur efficace, vous allez voir.
Pierre: Le marteau est tout à fait irresponsable, c'est une création humaine. Le rien peut-être aussi.
Jacques: Non, justement. Le rien n'est pas une création humaine. C'est le support à toutes les créations.
Pierre: C'est donc un ensemble à remplir.
Jocelyne: On le remplit et il se vide.
Jacques: Il se densifie.
Jocelyne: Tu t'aperçois quand il y a trop de sédimentation à un moment donné, tu laisses tomber, ça n'est plus tenable. En fait ça produit sa propre mort. Mais heureusement nous avons des historiens pour tourner dans cette sédimentation.
Pierre: Je n'arrive toujours pas à comprendre comment vous arrivez à distinguer le rien du vide.
Jacques: Ce sont deux concepts très proches, mais qui n'ont rien à voir.
Pierre: Un vide, on peut le remplir. Le rien aussi.
Jacques: Le rien plus quelque chose, c'est toujours le rien.
Pierre: Il ne reste même pas l'enveloppe?
Xavier: Si le rien c'est une toile de fond, après le film, l'écran ne disparaît pas. Tiens, fais péter la bouteille!
Pierre: Plein -vide, la bouteille à moitié pleine ou à moitié vide, ce sont des ccommodités de langage. Ce sont des notions binaires, depuis on a découvert la logique floue, à moitié plein à moitié vide. Pour certains niveaux, ce sera "ou".
Jocelyne: Le vide a un côté fermé, que le rien n'a pas. C'est vachement dur de lui donner des contours. Alors que pour le vide, tu dois lui donner une enveloppe.
Pierre: Si tu penses à la bouteille vide ou si tu penses à l'Univers, que tu le considères comme infini et vide dans lequel Dieu a mis des trucs.
Jocelyne: Ce qui est intéressant pour l'esprit humain, ce n'est pas de prendre le mot "vide" seulement dans le sens matériel, lorsque par exemple tu parles d'une bouteille, alors qu'il faudrait aussi le prendre comme "vide de sens". Ccce qui est proprement insupportable à l'être humain.
Pierre: "Vide de sens" c'est une construction linguistique.
Xavier : Est-ce que le mot "vide" ne serait pas justement "vide de sens"?
Pierre: Ah, non!
Jocelyne: Pour toi, la vacuité est "vide de sens".
Pierre: Mais ce n'est pas un mot qui peut se désigner lui-même. Ca a un nom, ce machin.
Xavier: On en revient à l'auto-inclusif.
Pierre: C'est effectivement le même principe.
Jocelyne: Vide et rien, dans la façon que nous avons de l'exprimer, sont des concepts extrêmement matérialistes.
Xavier: Le vide, tel que l'exprime Pierre, est en opposition par rapport au réel. Le monde s'est constitué à partir du rien ou à partir de quelque chose?
Pierre: Le monde s'est nécessairement construit à partir de quelque chose. Tu n'as aucune théorie qui explique la création du monde sur un rien.
Xavier: Un nuage de lumière qui se condense, c'est quelque chose?
Pierre: Peut-être. Mais ce sont les théologiens que ça arrange.
Jocelyne/ Il y a une non-explication physique.
Pierre: Toute explication est nécessairement physique.
Jacques: Il y a un endroit où la physique ne suffit plus. Qu'y avait-il avant le Big Bang?
Jocelyne: Tu peux aussi poser la question: qu'y a-t-il à côté du Big Bang? Sinon tu restes dans la chronologie. .C'est l'Histoire, toujours la même, et tu n'arrives pas à échapper à la civilisation occidentale.'
Jacques: Ou alors tu parles d'un temps zéro moins un.
Pierre: Les physiciens sont humbles, en fait. L'attitude du XIX ème siècle qui consistait à dire: la Science va tout résoudre, cette attitude est révolue. On sait maintenant qu'on ne saura jamais résoudre le mystère de l'Univers. Pour tant est qu'il y ait un mystère, d'ailleurs.
Xavier: Sauf à passer au-delà du début de l'Univers, derrière la lumière fossile.
Jacques: Le début, c'est une décision humaine;
Jocelyne: Mais on en a rien à faire qu'il y ait un début!
Jacques: Les astro-physiciens ne disent pas qu'il y a un début.
Xavier: Ils disent qu'il y a eu une explosion primordiale.
Jacques: Ils parlent d'un temps impossible à remonter, un mur. Par hypothèse, on ne pas physiquement remonter au-delà de ce point. Malgré les télescopes les plus puissants, il est impossible d'aller au-delà des limites de l'Univers.
Jocelyne: Le rien serait le super-don.
Jacques: Le rien n'est pas soumis au temps ou à l'espace. Le rien est un lieu dont le centre est partout et la périphérie nulle part.
Xavier: C'est une définition strictement théologique de Dieu. C'est ce qu'en disent les Pères de l'Eglise.
Jocelyne: Oui, c'est Dieu.
Véronique: Est-ce que ça te rend plus fort, une fois que tu as compris le rien?
Jacques: Certainement.
Xavier: Tu as une autre façon de percevoir ce que tu appelles le réel, le matériel.
Véronique: Est-ce une protection?
Jocelyne: Oui, ça peut-être une protection.
Xavier: Mais en même temps, ça peut être une façon magique d'envisager l'Univers. C'est toi qui participes à chaque instant à l'Univers tel qu'il se produit.
Véronique: En même temps tu te donnes beaucoup de recul.
Jocelyne: Mais ça n'est pas une réassurance. Tu ne peux pas te rassurer là-dessus.
Véronique: J'ai l'impression que c'est une croyance.
Jacques: Oui, bien sûr. C'est une foi.
Xavier: Oui, nous n'avons rien démontré.Ca n'est pas démontrable.
Jacques: C'est en même temps à l'opposé de la croyance parce que tu te dégages des superstitions.
Jocelyne: Du coup tu es dans la confiance.
Jacques: Si tu arrives jusque là, oui.
Jocelyne: Tu es dans une foi.
Jacques: Je crois que tu n'as pas tout compris. Imagine un peintre qui a une toile qui avait déjà été peinte par toutes les générations classiques, pointilliste, et machin. Il commence par tout effacer pour peindre quelque chose de complètement neuf. Ca n'est pas qu'une question de foi. Justement, il a enlevé tout ce qui était parasite, les idéologies, la formation.
Jocelyne: Il y a un peintre qui a réussit à le faire, c'est Pollock, il a peint couche sur couche, ses premières couches étaient très figuratives, il passait toutes les écoles d'art sur la même toile, jusqu'au jour où il a commencé à faire des projections de peinture blanche. Il avait alambiqué les formes sur les formes, et après il marchait sur les toiles avec les pots accrochés aux pieds, des pots de peinture blanche. Et il est arrivé à des formes et à des univers complètement , ça n'est même pas de l'abstraction, ou une forme déchirée de l'abstraction, complètement vibratoire blanc. C'est étonnant, ces toiles. Tu restes stupéfait. Je parle de couleurs, mais en fait c'est de la matière, et ça accroche de la lumière.
Pierre: Le relief qui accroche la lumière, ça n'est pas du rien.
Jocelyne: Il faudrait pratiquement gratter les toiles, pour voir ce qu'il y a dessous.
Xavier: Ou par radiographie.
Jacques: Mais ça n'est pas le rien. Pollock accumule. Considère un village comme Josselin. Avec tout ce qui pèse, qui s'est construit de contraintes et d'obligations sociales, de scléroses, de rites, où les possibilités d'action de chacun sont extrêmement limités. Il faut arriver à se dégager, à se sortir de ces couches.
Jocelyne: Le rien est-il anarchique?
Jacques: L'anarchie, non. Plutôt l'entropie.
Jocelyne: Le rien, ici en Occident, on ne peut pas l'aborder, comme ça, de front.
Jacques: Parce que nous avons enlevé tous les espaces de mystère.
Jocelyne: Toutes les générations tentent de réintroduire du mystère. Les adolescents sont devant des espaces figés. En plus, on leur a fait la totale avec la médiatisation, la mondialisation, l'économisation, la globalisation, l'uniformisation, et le sida!
Jacques: L'écran!
Jocelyne: Peut-être est-ce un écran blanc, à partir du moment où c'est l'uniformisation.
Xavier: L'écran blanc, c'est la prochaine guerre mondiale. Pour en revenir à ce que quelqu'un disait, dans le rien, malgré tout, il me semble qu'il y a une forme de pensée magique. Peut-être est-ce dégagée de tous les présupposés éthiques ou moraux. A savoir, comme tu maîtrises le flux d'événements qui vient, tu as confiance dans ta capacité à maîtriser ce flux et c'est, au sens propre, une foi. Ce n'est pas une foi qui te rattache à telle ou telle croyance…
Jacques: Je vais te dire d'où ça vient, ça!
Xavier: Ca rejoint le lâcher-prise, à un moment, tu laisses couler parce que de toutes les façons tu maîtrises les événements.
Jocelyne: Ou que tu n'as plus besoin de les maîtriser, justement.
Xavier: Mais là, tu te dis qu'il y a quelqu'un d'autre qui les maîtrises pour toi. Tout baigne.
Jocelyne: Lâcher-prise, c'est plus un état d'indifférence totale…
Xavier: Alors tu es mal barrée. Si tu es indifférente, tu n'es plus dans le flux.
Jocelyne: Tu es mort.
Jacques: Par rapport à la pensée magique, le rien se rapproche de ça. Tu n'en vois que des petits bouts, du rien. Dans un vin qui a un goût de rien, ou des délires comme ça, qui permettent de voir par des petits trous.
Xavier: Il y a des petits trous dans la toile. Et de point en point tu vas commencer à construire un système qui est un système magique.
Jacques: A propos de foi, il y a ce qu'en a dit l'évêque quand il est venu à Josselin pour le grand pardon de Notre-Dame du Roncier: un mec est en voiture, verglas, il se plante, éjecté de la voiture, il se raccroche à une branche et dit: Aide-moi, mon Dieu. Et une voix, lui dit alors: Si tu as confiance en moi, lâche tout!. C'est la définition de la foi. Quand tu dois tout lâcher. Ca n'est pas de te poser la question: où vais-je tomber.
Xavier: C'est sûr que si tu ne fais confiance qu'au matérialisme et à la loi de la gravitation, dans cette situation-là, tu t'écrases.
Jocelyne: Dieu, c'est la première chose que tu projettes sur l'écran du rien.
Xavier: Sauf pour le bouddhiste puisque le Bouddha a construit tout son système sur l'absence de soi, "an-atman", et cette dialectique Samsara-Nirvana.
Jacques: Le Nirvana, c'est lorsque tu as enlevé toutes les couches de croyances et de superstitions. Que l'homme moderne s'acharne à agglomérer.
Jocelyne: Je viens de remplir un espace de rien avec un sucre.
Jacques: Tuas enlevé le rien? Qu'est-ce tu en as fait?
Xavier: Tu l'as jeté?
Jocelyne: Y'en a une partie qui est encore là, quoi. Mais le reste… C'est le début du matérialisme.
Pierre: Mais à partir du moment où on commence à se poser des questions sur notre propre création, notre devenir ne peut être qu'humain.
Jocelyne: Peut être que les animaux, comme les humains, ont des systèmes spirituels qu'on ne pige pas du tout… Tu vois, c'est parce que je crois que les dauphins sont des animaux superbes que j'ai appelé ma fille Delphine. J'ai un truc avec ce machin-là.
Jocelyne: Il faut créer le service public du rien.
Xavier: Pour gérer le rien.
Jocelyne: Avec un ministre du rien, le seul ministère qui n'a pas de budget.
Xavier: Oui, mais qui aurait quand même des voitures de fonction.
Jacques: Mais pourquoi Dieu a-t-il créé le monde, pourquoi ne s'est-il pas résorbé dans sa création? La cosmogonie du catéchisme me paraissait inconcevable. Un Dieu créateur… Quand j'étais adolescent, je le voyais se résorbant…
Jocelyne: Le rien, c'est une abstraction.
Jacques: Quand tu le perçois, ça cesse d'être une abstraction.
Xavier: Dans quelles circonstances l'as-tu perçu?
Jacques: Il y a des moments extrêmes, où les choses ne comptent plus de la même manière. Quand les choses commencent à se fissurer de tous les côtés. Dans nos sociétés, ça peut arriver très vite. Pas seulement individuellement mais collectivement.
Jocelyne: Ce sont d'autres formes de mutation. Non plus par la maîtrise de la mutation, mais par le chaotique. La société est à la fois en mutation technologique, dans des domaines qu'elle pense maîtriser, et puis tu as des tas de constructions, mais que l'on ne maîtrise plus et qui sont aussi en mutation, de fait. Tu me donnes le boquet, Poppi?
Poppi: Bibron, bibron…
Jocelyne: Tu es gentil de me donner ton biberon, mais je ne peux pas allumer ma cigarette avec le biberon. Jacques, est-ce que tu crois que l'on vivrait mieux si l'on percevait le rien?
Jacques: Non, je ne pense pas. C'est trop difficile d'élaborer une civilisation tout en percevant le rien. Mais il faut revenir au rien, sinon on arrive à son contraire, le néant.
Pierre: Peut-on exister hors de tout? Dans le vide intersidéral , l'existence d'un esprit éthéré a-t-elle un sens
Xavier : Tu places cet esprit dans une situation où il a conscience de ou sur quelque chose. Un virus sur une comète, il existe en tant que tel, sans rien autour de lui, c'est un être. Est-ce qu'il a conscience de quelque chose? Je n'en sais rien…
Pierre: Est-ce que le virus qui habite ton corps ou qui est posé sur latartine a conscience d'être un virus? Il a aussi peut conscience d'exister que la pierre.
Jocelyne: Oui, mais c'est là qu'on déconne en dissociant le spirituel du physique. Le virus est parasite et prédateur, il est forcément en relation avec toi pour sa survie.
Xavier: Finalement, peut-être la matière a-t-elle conscience de quelque chose?
Jocelyne: A travers un chaînage chimique ou que sais-je?
Xavier: D'un point de vue strictement matérialiste, l'être humain est juste un assemblage de molécules et donc d'atomes. Qu'est-ce qui nous oblige à penser qu'il ne peut pas y avoir de relation entre le matériel et le spirituel? Aujourd'hui, l'homme prend conscience que la Terre est une biosphère, c'est-à-dire un être vivant, avec des régulations et des boucles: c'est un système! Qu'est-ce qui te laisse penser que la Terre n'a pas conscience en tant qu'être vivant?
Jacques: La Terre, c'est Gaïa.
Xavier: Nous retournons dans les vieux mythes. L'univers tout entier pourrait être un être conscient.
Pierre: Gérard Klein a développé cette idée dans une de ses nouvelles. Les étoiles sont des êtres supérieurs et l'homme est un jouet des étoiles.
Xavier: A propos du Big Bang, pourquoi la dispersion de l'Univers n'a-t-elle pas été linéaire mais tourbillonaire? Les galaxies et les étoiles elles-mêmes sont formées sur des dispersions non-linéaires et non-uniformes. Purement chaotique.
Pierre: Oui, c'est bizarre.
Xavier: Le tourbillon est un début de système, c'est à la fois fermé sur lui-même et ouvert, ça capte et ça rejette.
Jocelyne: Pourquoi nous est-il permis de concevoir le rien?
Pierre: C'est du pipeau. Ca n'est qu'une construction de l'esprit humain.
Jocelyne: Mais en même temps, c'est le point de départ de si jolies constructions.
Pierre: C'est l'émanation d'un amas de protéines cérébrales.
Jacques: Le rien, c'est peut-être la seule réalité finale. Avant de faire des constructions, il y avait seulement la potentialité de ces constructions. Tu ne peux pas dire que ça n'a pas de réalité.
Pierre: Le rien est universel. C'est le point commun à tout l'Univers, dans ce sens-là. Je comprends un peu ce que tu veux dire…
Xavier: Ce sont les potentialités avant qu'elles n'émergent et les potentialités une fois éteintes.
Jocelyne: De ce point de vue, le rien est un début et une fin, c'est un cycle.
Jacques: Regarde aussi comment on casse ces potentialités, par exemple, chez un enfant. Il a tels droits: ça veut dire qu'on a cadré les potentialités pour les éloigner par l'interdit social. Notre culture est aller trop loin dans l'anéantissement de ces potentialités. Trop de lois, de décrets. La vie perd sa dynamique. La société aussi.
Jocelyne: Oui, on rentre dans un nouveau champ de construction.
Jacques: Le grand projet contemporain, c'est d'éliminer la précarité, dans les domaines de la santé ou de l'économie. Alors que la vie, c'est précisément la précarité! Et qu'il faut l'accepter.
Jocelyne: Nos sociétés sont vraiment bloquées aujourd'hui à cause de cette peur de la précarité. C'est clairement à côté de la plaque, un autre monde et d'autres pouvoirs naissent.
Jacques: Le social est en train de complètement perdre le sens de la vie. Il devient machine.
Xavier: Qui elle est éternelle…
Pierre: Non, elle ne l'est pas!
Jacques: Elle tend à l'être.
Jocelyne: C'est un problème de pouvoir, la maîtrise de l'humain par la grande machinerie sociale.
Xavier: C'est en perdant cette précarité de la vie, la vie elle-même en fait, que l'on tombe non pas dans le rien, qui à mon sens est une notion optimiste, mais que l'on tombe dans un néant. Par refus de cet anéantissement possible, individuel ou collectif, on en arrive à ce genre de croyance que l'on va supprimer la précarité.
Jocelyne: De la façon dont les sociétés sont construites, et les forces et les pouvoirs, nous ne pouvons plus la jouer de manière poétique. Par contre il faut aller à des extrêmes assez forts et des systèmes paradoxaux forts, en luttant contre la précarité, qui est en train de nous péter à la gueule. C'est une précarité de sens beaucoup plus que d'argent, finalement. Nous arrivons peut-être à poser la problématique autrement. La question que tu poses est posée à l'individu, pas à la société. Il y a des jeux de puissance que les hommes ne veulent pas perdre, des formes de narcissismes humains, de fascination pour ces propres constructions et pour lui-même.
Pierre: Bon, je vais aux gogues.
Jocelyne: Tu vas chier un rien?