Les Onze Mille Verges / Guillaume Appolinaire

(Extrait du Chapitre 6)

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Le Prince Mony Vibescu, hospodar roumain, est avec son valet de chambre français Cornaboeux en voyage en Sibérie pendant la guerre russo-japonaise. Ils arrivent dans Port-Arthur assiégée et vont ensemble au bordel.
 
 
    - Où sont les Japonaises? demanda-t-il.
    - C’est cinquante roubles de plus, déclara la sous-maîtresse en retroussant ses fortes moustaches, vous comprenez, c’est l’ennemi!
    Mony paya et on fit entrer une vingtaine de mousmés dans leur costume national.
    Le prince en choisit une qui était charmante et la sous-maîtresse fit entrer les deux couples dans un retiro aménagé dans un but foutatif.
    La négresse qui s’appelait Cornélie et la mousmé qui répondait au nom délicat de Kilyému, c’est-à-dire : bouton de fleur du néflier du Japon, se déshabillèrent en chantant l’une en sabir tripolitain, l’autre en bitchlamar.
    Mony et Cornabœux se déshabillèrent.
    Le prince laissa, dans un coin, son valet de chambre et la négresse, et ne s’occupa plus que de Kilyému dont la beauté enfantine et grave à la fois l’enchantait.
    Il l’embrassa tendrement et, de temps à autre, pendant cette belle nuit d’amour, on entendait le bruit du bombardement. Des obus éclataient avec douceur. On eût dit qu’un prince oriental offrait un feu d’artifice en l’honneur de quelque princesse géorgienne et vierge.
    Kilyému était petite mais très bien faite, son corps était jaune comme une pêche, ses seins petits et pointus étaient durs comme des balles de tennis. Les poils de son con étaient réunis en une petite touffe rêche et noire, on eût dit d’un pinceau mouillé.
    Elle se mit sur le dos et ramenant ses cuisses sur son ventre, les genoux pliés, elle ouvrit ses jambes comme un livre.
    Cette posture impossible à une Européenne étonna Mony.
    Il en goûta bientôt les charmes. Son vit s’enfonça tout entier jusqu’aux couilles dans un con élastique qui, large d’abord, se resserra bientôt d’une façon étonnante.
    Et cette petite fille qui semblait à peine nubile avait le casse-noisette. Mony s’en aperçut bien lorsque après les derniers soubresauts de volupté, il déchargea dans un vagin qui s’était follement resserré et qui tétait le vit jusqu’à la dernière goutte...
    - Raconte-moi ton histoire, dit Mony à Kilyému tandis qu’on entendait dans le coin les hoquets cyniques de Cornabœux et de la négresse.
    Kilyému s’assit:
    - Je suis, dit-elle, la fille d’un joueur de sammisen, c’est une sorte de guitare, on en joue au théâtre. Mon père figurait le choeur et, jouant des airs tristes, récitait des histoires lyriques et cadencées dans une loge grillée de l’avant-scène.
    Ma mère, la belle Pêche de Juillet, jouait les principaux rôles de ces longues pièces qu’affectionne la dramaturgie nipponne.
    Je me souviens qu’on jouait Les Quarante-sept Roonins, La Belle Siguenaï ou bien Taïko.
    Notre troupe allait de ville en ville, et cette nature admirable où j’ai grandi se représente toujours à ma mémoire dans les moments d’abandon amoureux. Je grimpais dans les matsous, Ces conifères géants; j’allais voir se baigner dans les rivières les beaux Samouraïs nus, dont la mentule énorme n’avait aucune signification pour moi, à cette époque, et je riais avec les servantes jolies et hilares qui venaient les essuyer.
    Oh! faire l’amour dans mon pays toujours fleuri! Aimer un lutteur trapu sous des cerisiers roses et descendre des collines en s’embrassant!
    Un matelot, en permission de la Compagnie du Nippon Josen Katsha et qui était mon cousin, me prit un jour ma virginité.
    Mon père et ma mère jouaient Le Grand Voleur et la salle était comble. Mon cousin m’emmena promener. J’avais treize ans. Il avait voyagé en Europe et me racontait les merveilles d’un univers que j’ignorais. Il m’amena dans un jardin désert plein d’iris, de camélias rouge sombre, de lys jaunes et de lotos pareils à ma langue tant ils étaient joliment roses. Là, il m’embrassa et me demanda si j’avais fait l’amour, je lui dis que non. Alors, il défit mon kimono et me chatouilla les seins, cela me fit rire mais je devins très sérieuse lorsqu’il eut mis dans ma main un membre dur, gros et long.
    - Que veux-tu en faire? lui demandai-je.
    Sans me répondre, il me coucha, me mit les jambes à nu et me dardant sa langue dans la bouche, il pénétra ma virginité. J’eus la force de pousser un cri qui dut troubler les graminées et les beaux chrysanthèmes du grand jardin désert, mais aussitôt la volupté s’éveilla en moi.
    Un armurier m’enleva ensuite, il était beau comme le Daïboux de Kamakoura, et il faut parler religieusement de sa verge qui semblait de bronze doré et qui était inépuisable. Tous les soirs avant l’amour je me croyais insatiable mais lorsque j’avais senti quinze fois la chaude semence s’épancher dans ma vulve, je devais lui offrir ma croupe lasse pour qu’il pût s’y satisfaire, ou lorsque j’étais trop fatiguée, je prenais son membre dans la bouche et le suçais jusqu’à ce qu’il m’ordonnât de cesser! Il se tua pour obéir aux prescriptions du Bushido, et en accomplissant cet acte chevaleresque me laissa seule et inconsolée.
    Un Anglais de Yokohama me recueillit. Il sentait le cadavre comme tous les Européens, et longtemps je ne pus me faire à cette odeur. Aussi le suppliais-je de m’enculer pour ne pas voir devant moi sa face bestiale à favoris roux. Pourtant à la fin je m’habituai à lui et, comme il était sous ma domination, je le forçais à me lécher la vulve jusqu’à ce que sa langue, prise de crampe, ne pût plus remuer.
    Une amie dont j’avais fait connaissance à Tokyo et que j’aimais à la folie venait me consoler.
    Elle était jolie comme le printemps et il semblait que deux abeilles étaient toujours posées sur la pointe de ses seins. Nous nous satisfaisions avec un morceau de marbre jaune taillé par les deux bouts en forme de vit. Nous étions insatiables et, dans les bras l’une de l’autre, éperdues, écumantes et hurlantes, nous nous agitions furieusement comme deux chiens qui veulent ronger le même os.
    L’Anglais un jour devint fou; il se croyait le Shogun et voulait enculer le Mikado.
    On l’emmena et je fis la putain en compagnie de mon amie jusqu’au jour où je devins amoureuse d’un Allemand, grand, fort, imberbe, qui avait un grand vit -inépuisable. Il me battait et je l’embrassais en pleurant. A la fin, rouée de coups, il me faisait l’aumône de son vit et je jouissais comme une possédée en l’étreignant de toutes mes forces.
    Un jour nous prîmes le bateau, il m’emmena à Shangaï et me vendit à une maquerelle. Puis il s’en alla, mon bel Egon, sans tourner la tête, me laissant désespérée, avec les femmes du bordel qui riaient de moi. Elles m’apprirent bien le métier, mais lorsque j’aurai beaucoup d’argent je m’en irai, en honnête femme, par le monde pour trouver mon Egon, sentir encore une fois son membre dans ma vulve et mourir en pensant aux arbres roses du Japon.
    La petite Japonaise, droite et sérieuse, s’en alla comme une ombre, laissant Mony, les larmes aux yeux, réfléchir à la fragilité des passions humaines.